Les tanneries Beaud démolies
Le chantier de démolition des tanneries Beaud aura duré plusieurs semaines. Finalement, le bâtiment principal des anciennes tanneries a été détruit pour construire de nouveaux logements. Retour sur une aventure industrielle familiale de plus de 200 ans !
Le long processus du tannage du cuir
Le tannage est une des industries les plus anciennes pratiquées par l’homme : l’art de faire du cuir se pratique depuis des millénaires. Avant l’invention du tissage pour résister au froid et aux intempéries, l’homme s’habillait avec des peaux de bêtes qu’il traitait, afin d’éviter la putréfaction et le durcissement : l’art du tannage était inventé.
Dans l’antiquité, certains peuples avaient déjà acquis un certain degré de perfectionnement dans le travail du cuir, ce fut notamment le cas des Romains.
Les méthodes de traitement du cuir évoluent peu jusqu’à la fin du XIXe siècle.
L’obtention d’un cuir fini est un processus composé de multiples étapes. La transformation d’une peau brute en cuir fini est rendue possible grâce à une large palette de procédés et techniques. Il s’agit d’un savoir-faire très ancien qui s’appuie sur des techniques modernes. Le saviez-vous ? La durée moyenne de l’ensemble de ces traitements est de nos jours de 4 semaines. Plusieurs métiers se relaient pour donner toutes ses caractéristiques au cuir : souplesse, odeur, fermeté, couleur, épaisseur, toucher…
Le tannage en Savoie
En Savoie, l’industrie de transformation des peaux est très ancienne. Elle trouve naturellement sa place dans un pays d’élevage, où le cheptel est important. Même à la campagne, les Savoyards sont chaussés de cuir, qui se substitue aux sabots de l’époque. Ce qui explique un nombre important de cordonniers. Au XVIIè siècle, les tanneries et chamoiseries (comme on les nomme à l’époque), sont de petits établissements artisanaux dépassant rarement les deux ou trois personnes. Assez nombreuses, elles s’installent souvent à la sortie des villes et chaque Bourg en compte plusieurs. Le travail du cuir devient une spécialité du bourg d’Alby, les ateliers prennent place le long du Chéran. A Rumilly, cinq tanneries auraient été recensées en 1487. En 1745, il existe à Rumilly 42 cordonniers, soit un pour une cinquantaine d’habitants, mais seulement un seul chamoiseur, Joseph Vectier. C’est cet établissement qui sera acheté par les frères Beaud en 1774, Henry, Jean-Marie et le Révérend Claude-François.
Henry, fondateur de la «dynastie» Beaud
Henry nait à Saint-Félix le 6 janvier 1759, il s’installe à Rumilly après le décès de son père avec sa mère et ses frères, il sera le fondateur de la « dynastie » des Beaud tanneurs à Rumilly. Il apprend son métier, en apprentissage, auprès d’un Maitre tanneur à Thonon. Il rachète la part de ses frères, et devient l’unique propriétaire de la tannerie en 1782. Il épouse Marie-Josephte en 1783, ils s’installent à Rumilly, ils donneront naissance à 4 garçons, les deux ainés seront tanneurs. Henry et Marie-Josephte Beaud décèderont tous les deux en 1837. Jean-Marie, leur fils aîné reprendra la tannerie de ses parents. (Son frère Joseph achètera en 1821 un local servant de tannerie, alimenté en eau par une source abondante, tout près de l’actuel lavoir du Pont-Neuf qui sera reprise par son fils, alors âgé de 19 ans en 1818. Sans doute cette tannerie est-elle trop modeste pour subsister : le bâtiment sera démoli en 1877). Jean- Marie épousera Josephte Clerc, originaire de Sion, ils auront 14 enfants dont 10 atteindront l’âge adulte. Au décès de son père, Jean-Marie hérite de la tannerie des Bachats qui devient l’entreprise « Beaud Fils Ainé »
Jean-Marie se portera acquéreur, en octobre 1838, sur le secteur de Monéry, d’un champ de 11 400 m2 ainsi que d’une petite maison : un siècle plus tard, la tannerie s’y installera. La tannerie s’agrandit à plusieurs reprises, en 1860, en 1878, 1891, 1896 et 1898. Puis en 1892, les frères Beaud achètent une parcelle de terrain, sur le secteur de la Néphaz. En 1905, la municipalité remet, à titre précaire, à Jean-Marie, la jouissance d’un terrain de passage sur Néphaz, aboutissant à la rivière du même nom. Sur ce terrain, une nouvelle fosse sera créée, nécessaire au travail du cuir. A la fin du XIXe siècle, la tannerie connait une grande extension, elle devient l’une des plus importante de Haute-Savoie. Elle compte alors 35 compagnons. Les Beaud détiennent alors le monopole du tannage, non seulement en Albanais, mais dans tout l’arrondissement d’Annecy.
Construction d’un grand bâtiment avenue de l’Aumône
Premier industriel de Rumilly, Jean-Marie Beaud s’intéresse aussi activement à la vie de la cité. Il sera conseiller municipal de 1884 à 1908, puis sera à deux reprises, de 1891 à 1894 puis de 1896 à 1904, élu maire de Rumilly.
Jean-Marie épouse Joséphine Gay, rumilliene en 1865, ils auront 7 enfants dont 5 garçons.
Comme dans toute entreprise familiale, le décès de Jean-Marie pose un délicat problème de succession. Des cinq fils, trois succèdent à leur père et créent, le 2 février 1914, une Société en Non Collectif : « Les fils de Jean Beaud ». Le siège de l’entreprise est à l’époque au 1 rue Filaterie. Quelques mois après, éclate la guerre de 1914-1918 ; Baptiste, réformé pour raisons médicales prend la direction de la tannerie alors que des frères partent aux armées.
Grâce à la clairvoyance de Baptiste, la fabrication évolue vers le cuir à semelle et la tige pour brodequin ; les commandes militaires affluent. En janvier 1918, les frères Beaud demandent l’autorisation d’établir une tannerie au lieu-dit « Monéry » sur le terrain acheté par leur arrière-grand-père en 1838. Terrain où existe déjà un entrepôt d’écorces, construit en 1911. Le transfert des tanneries à Monéry est effectif le 1er mars 1918. Au milieu des champs, il est construit un grand bâtiment rectangulaire, parallèle à l’avenue de l’Aumône : le travail de rivière y est effectué, ainsi que le tannage en cuves. Il faudra attendre l’installation de la Compagnie Générale du Lait, en 1921, pour assurer une alimentation électrique convenable.
Les frères Beaud participent aussi à la vie locale, Félix est élu au Conseil Municipal en 1919 et nommé 1er adjoint au maire de l’époque André Dérobert. En mai 1920, Antoine est élu capitaine de la Cie des Sapeurs-Pompiers qui vient d’être reconstituée. Il est également élu trésorier du syndicat d’initiative de la ville et du canton de Rumilly. En 1921 et 1922, les frères Beaud achètent quelques parcelles de vigne ainsi que deux celliers sur Motz, en Chautagne.
Plus tard la famille Beaud s’investira dans différentes associations et institutions locales : le Comité Paroissial, le Cinéma Paroissial, Le Football-Club de Rumilly puis (après la fusion de la section rubgy en 1942), le Footbal Club Sportif Rumillien, le Club de Chasse de Lornay…
Le procédé de tannage évolue
La gestion de la tannerie est confiée à Baptiste. Il donne les impulsions nécessaires, relance la production et améliore l’outil de travail, tant sur le plan technique que commercial. En 1936, l’entreprise compte 32 ouvriers. En 1945, l’affaire familiale des Frères Beaud s’organise en Société Anonyme, Maurice Duchesne est élu président du Conseil d’Administration. En 1940, de nouveaux bâtiments sont construits à l’usine de Monéry, la technique utilisée reste le tannage végétal. L’effectif atteind les 61 personnes en 1946. A partir de 1952, l’utilisation de cuir de tannage végétal chute brutalement en Europe. Conscient de l’évolution du marché, Basptiste décide de faire évoluer la méthode de tannage et passe progressivement au tannage au chrome « en bain ». Un nouveau procédé, inventé par le chimiste américain Schultz. Un virage technique qui permet un nouvel essor de l’entreprise, alors que l’effectif est en 1960 de 46 personnes, la production elle est beaucoup plus importante qu’avant.
Malheureusement, un incendie détruira une partie des bâtiments en octobre 1961. L’usine sera reconstruite et retrouvera rapidement son activité. En dix ans, la production va être multipliée par sept.
Baptiste prendra sa retraite en 1959, il laisse la direction de la tannerie à Henri Viollet, son collaborateur depuis 1946. Il lui vend ses parts, mais restera conseiller de l’entreprise jusqu’en 1970.
En 1962, un « Foyer des jeunes » est installé dans les locaux des anciens bureaux des tanneries Beaud, au 1 rue Filaterie, le foyer devient Maison des Jeunes et de la Culture en 1968. La municipalité acquiert les locaux en 1969, ils seront transformés en bibliothèque municipale. Ils accueillent désormais la direction Education Jeunesse de la ville de Rumilly.
La vieille tannerie des Bachats est démolie, la ville de Rumilly achète le terrain en 1977 et le fait aménager en promenade les rives de la Néphaz. Les nouvelles installations ont été inaugurée en octobre 1984.
Baptiste Beaud s’éteint en novembre 1970 à l’âge de 79 ans. Avec lui se termine la saga des Beaud, tanneurs à Rumilly, une aventure industrielle familiale de près de deux cents ans.