Témoignage de Maryline, qui a porté secours à deux petites victimes

Lecture 14 minute(s)

Photo : Claire Castelar

Maryline, 41 ans, est assistance maternelle et gendarme réserviste à Annecy. Ce jeudi 8 juin, entre 9h30 et 9h45, elle se rendait à l’aire de jeux située sur le célèbre Pâquier, à proximité du pont des Amours. C’est à bord de son vélo cargo, avec les trois enfants dont elle avait la garde, que Maryline a entendu des cris de panique puis aperçu l’assaillant, couteau à la main, face à une dame se débattant de toutes ses forces. Après avoir appelé les secours, éloigné les personnes présentes du lieu de l’attaque et porté assistance à Yusuf, un homme de 78 ans qui a reçu un coup de couteau sous ses yeux, Maryline a attendu l’arrivée de la police, tout en gardant une distance de sécurité pour protéger ses trois petits et en ne lâchant pas du regard l’assaillant. Une fois les forces de l’ordre sur place, elle s’est dirigée vers l’aire de jeux avec une seule idée en tête : porter secours aux potentielles victimes. Cette mère de deux enfants de 15 et 17 ans, pleine de force de vie, de sensibilité et d’humilité, refuse d’être qualifiée d’héroïne.

Comment vous êtes-vous retrouvée sur le lieu du drame ?

«Ce matin-là, j’avais prévu d’aller à plage avec les trois petits que je garde, âgés de deux et trois ans, et de m’arrêter d’abord au parc. J’aime bien cet endroit, petit et sécurisé, qui permet d’avoir une vue sur tous les enfants à la fois pendant qu’ils jouent. Sur le chemin, il devait être aux alentours de 9h30, j’ai réalisé que je leur avais promis des croissants, alors j’ai cherché une boulangerie, ce qui a repoussé notre arrivée au parc d’une quinzaine de minutes. Nous sommes arrivés sur le Pâquier vers 9h45, à l’heure où l’assaillant était déjà dans l’aire de jeux. C’est terrible de se dire que des croissants nous ont peut-être sauvé la vie.»

Comment se sont passés vos premiers instants sur place ?

«En arrivant, j’ai entendu des cris de détresse, pas de mots, juste des cris rauques et graves. Il y avait un groupe de lycéens assis en face du parc qui m’ont permis de localiser la provenance de ces cris car ils regardaient tous dans la même direction. J’ai alors aperçu une dame se débattre avec un homme muni d’un couteau dans la main droite. Réflexe de gendarme, de maman, de nounou, de citoyenne, ou de tout ça à la fois, je ne sais pas mais je me suis mise à pédaler pour m’approcher, comprendre ce qui se passait et me saisir de toutes les informations nécessaires. J’ai alors aperçu Henri dans le parc qui essayait de neutraliser l’assaillant puis j’ai croisé Lilian criant qu’il fallait appeler la police. Je lui ai dit qu’étant moi-même gendarme, je m’en occupais. J’ai en même temps continué ma course pour m’éloigner et mettre en sécurité «mes» enfants, tout en criant aux personnes présentes «il est armé, dégagez !», toujours sans quitter des yeux l’assaillant qui continuait son chemin très calmement, sans courir, malgré la présence d’Henri qui le suivait avec son sac à dos. Les gens ont tout de suite compris que je ne plaisantais pas, il y avait des familles, des enfants, une dame qui courait avec son petit dans les bras.»

Vous avez donc appelé les secours ?

«J’ai appelé mes collègues du centre d’appels, le CORG (Centre d'opérations et de renseignement de la gendarmerie, Ndlr), et pendant que j’étais en communication avec eux, j’ai vu un monsieur assis sur un banc se faire poignarder. J’ai été aussitôt mise en relation avec les pompiers, mais je ne sais même plus ce que je leur ai dit, j’ai un gros trou noir. Puis enfin, lorsque j’ai vu arriver les motards, avec les gyrophares et sirènes hurlantes, j’ai eu le réflexe d’aller voir les victimes. Je me suis dirigée vers le banc où se trouvait Yusuf, je lui ai demandé comment il allait, il était alors debout, se tenait le bras gauche avec un mouchoir, et je l’ai fait asseoir pour ne pas qu’il tombe dans les pommes car je ne connaissais ni son âge, ni son état de santé, ni son histoire. Je voulais vraiment qu’il reste au maximum en sécurité pour donner la chance à tous les secours qui allaient s’articuler de gérer l’urgence. J’avas toujours mes petits avec moi, je ne les ai pas quittés une seconde, et cela peut paraître surprenant mais j’étais plutôt sereine car dans ce vélo on ne fait qu’un. Si je suis là, ils sont là, si je vais bien, ils vont bien.»

Vous vous êtes ensuite dirigée vers l’aire de jeux ?

«Dès que la police est arrivée, que je n’avais plus besoin d’avoir un oeil sur l’assaillant, je suis vite partie en direction du parc, pour voir comment allait la dame que j’avais vue se débattre et que je pensais blessée. Je suis donc entrée dans l’aire de jeux avec le vélo pour aller à sa rencontre et elle s’est mise à hurler «il a tué mes bébés, il a tué mes bébés !». A ce moment-là, j’ai baissé les yeux et j’ai vu deux petits assis face à face dans une poussette double. Les deux étaient touchés, il y avait du sang, ils avaient une respiration difficile, j’entendais des râles. J’ai dit à un monsieur qui se trouvait du côté de la petite qu’il fallait les mettre par terre. Il voulait les mettre en PLS (position latérale de sécurité, Ndlr), je lui ai répondu que non, qu’il y avait des blessures, qu’il fallait comprimer et que si ça se dégradait, il faudrait masser.»

Quels soins avez-vous prodigués aux jeunes victimes ?

«Le monsieur s’est occupé de la petite fille et moi du petit garçon. Quand je me suis penchée sur lui, j’ai tout de suite vu les déchirures, les trous dans son tee-shirt, au niveau du thorax et de l’abdomen à droite. Je l’ai donc mis à terre, j’ai comprimé, il était encore conscient, ou plutôt semi-conscient mais toujours avec moi. Sa mamie était juste à côté, complètement paniquée alors je lui ai dit : «madame, je sais que c’est horrible ce que je vous demande, vous allez me détester mais il faut vraiment que vous vous écartiez et que vous nous laissiez faire ce qu’on peut pour les sauver». Elle nous a laissés faire. Mes deux mains compressées sur les blessures de E., je lui parlais, le stimulais, le rassurais car je ne voulais pas qu’il se sente tout seul sachant que j’avais fait s’éloigner sa mamie, son seul repère, et que je ne savais pas s’il allait s’en sortir. Je lui disais «t’es un super bébé, t’es courageux, t’es merveilleux, ça va aller» tout en le voyant sombrer un peu, ses yeux se révulsaient, je le sentais partir. Il cyanosait, ses lèvres avaient changé de couleur, je sais que c’est le signe d’une hémorragie interne et que c’est grave. Je lui ai alors répété «reste avec moi, t’es pas tout seul, t’es vraiment courageux, t’es un super bébé, mamie n’est pas loin». A un moment donné la parole ne suffit plus, alors tout en continuant de comprimer avec mes deux mains, je lui ai mordu l’intérieur du bras pour le stimuler. Et je voyais le monsieur s’occuper de la petite fille en essayant de la garder éveillée. Elle est restée conscience jusqu’à l’arrivée des secours. Et pendant tout ce temps, un jeune homme que je remercie est resté près du vélo avec mes bébés, il leur a parlé, je crois, de lutins.»

Qu’avez-vous fait une fois les secours arrivés ?

«Le temps que les secours arrivent jusqu’à nous m’a paru interminable. Il y avait d’autres petites victimes plus loin, mais ça je ne le savais pas encore. Cela faisait 20 minutes que j’avais mes mains sur le petit corps meurtri, un pompier a pris le relais et j’ai vu l’infirmière du SMUR lui mettre le masque à oxygène. Je ne connaissais pas l’issue, mais j’étais soulagée qu’on ait enfin les secours. Puis j’ai vu la mamie, que son mari avait rejointe. C’était émouvant, elle était assise sur lui, elle pleurait beaucoup mais lui était très calme, très introverti dans ses émotions. J’ai essayé de les rassurer du mieux que je pouvais. J’ai ensuite voulu m’éloigner, retrouver mes petits mais je n’ai pas pu partir tout de suite, je ne voulais pas rester mais je n’arrivais pas pour autant à partir. J’ai alors reçu plein d’appels téléphoniques, ma soeur, mes enfants, des amis, des parents employeurs, la cellule de renseignements et lorsque j’ai rappelé une amie qui était censée me rejoindre à la plage ce matin-là, je me suis effondrée. C’était la première à prendre mes émotions d’après-choc, et elle s’est mise à pleurer au téléphone avec moi en écoutant mon récit. Je tremblais, ce qui n’était pas arrivé avant. La machine du corps et du cerveau est quand même bien faite. En tout cas, à ce moment-là, c’est devenu un chaos total dans ma tête : les coups de fil incessants, le monde partout, réaliser ce qui s’est passé, l’après-coup…J’ai mis à peu près 1h à rentrer chez moi au lieu du quart d’heure habituel».

Comment vous-êtes vous sentie durant les heures qui ont suivi ?

«Ma meilleure amie, assistante maternelle elle aussi, est venue me rejoindre chez moi. Je n’ai pas été seule, j’ai eu le temps de tout décharger. J’ai immédiatement eu énormément de bienveillance autour de moi, de mes proches et de toute la gendarmerie. Je n’ai pas eu le temps de redescendre l’après-midi mais le soir arrivé, mon corps m’a lâchée, j’étais lessivée, mes jambes tremblaient, j’avais mal à la tête, je n’avais pas du tout mangé de la journée, l’adrénaline est retombée, mais je devais continuer ma vie et mon rôle de maman. Une fois dans mon lit, je n’arrivais pas à dormir, mon cerveau revivait chaque scène, je me demandais ce que j’aurais pu faire de mieux, d’autrement. Et là j’ai eu l’impression qu’inconsciemment, je validais chaque séquence du déroulé de cette matinée.»

Les gestes de premiers secours ont permis de maintenir ces petits en vie ?

«Je suis à la fois formée aux premiers secours pour ma fonction d’assistance maternelle et pour la gendarmerie qui sont deux formations complémentaires. En gendarmerie, en plus de la formation PSC1 que j’ai également une fois tous les deux ans en tant qu’assistante maternelle, j’ai eu l’année dernière une formation SauveTaGe, où l’on apprend les réactions aux tueries de masse. J’ai pu avoir les gestes tactiques pour agir à ce moment-là et contenir au maximum les plaies, les saignements et garder le petit garçon conscient. Sans cela, je n’aurais peut-être pas su quoi faire. Je remercie mille fois ma vie de m’avoir mise sur ce terrain-là. Il n’y a pas de hasard.»

Vous bénéficiez d’un soutien psychologique ?

«La gendarmerie m’a tout de suite donné le numéro de son psychologue. Tous m’ont remerciée chaleureusement, m’ont dit que je pouvais compter sur chacun d’entre eux. Ils ont été formidables. Dans la gendarmerie, il y a une vraie cohésion, on entend souvent que l’on n’est pas collègues mais camarades. Et ça, je l’ai réellement vécu et le vis encore. Je suis très reconnaissante car ils ne me laissent pas toute seule. Je n’en demande pas autant et je ne m’attendais pas à autant car je ne me sens pas autant méritante. Je n’ai fait que ce que je devais faire, ce que je savais faire, ce qu’on m’a appris à faire, donc non je n’ai pas de mérite.»

Avez-vous revu les autres acteurs clés de cette matinée ?

«Nous nous sommes tous revus le lendemain, à la préfecture, et nous nous sommes tombés dans les bras, certains en pleurs. Je ne m’attendais pas à autant de bienveillance, au premier coup d’oeil, l’émotion se ressentait sur les visages où l’on pouvait lire «c’est passé, c’est fini, on a fait ce qu’on a pu». A cet instant, nous avions l’information que les enfants étaient stabilisés. Ce moment de rencontre, d’échanges, de découverte de nos voix «normales», car nous nous étions connus dans la panique, dans les cris, m’a procuré beaucoup de frissons. C’est le moment qui m’a fait le plus de bien. Nous nous sommes remerciés mutuellement, et avons réalisé que tout ce petit groupe qu’on était ce matin-là, cela a peut-être fait toute la différence. Il n’y a jamais eu de temps mort, tout s’est bien synchronisé. Il y a eu une vraie cohésion entre nous tous, aucun maillon n’a manqué, chacun a fait ce qu’il a pu à son niveau.»

Avez-vous des nouvelles des petits ?

«J’ai reçu un message d’une personne qui a été une proche il y a plus de 10 ans. Elle m’a écrit pour me donner des nouvelles et me remercier mille fois car les enfants du parc étaient les petits neveux de son ex-mari. Nous nous sommes alors appelées. Ces petits-là, je ne les ai jamais rencontrés mais ils sont de la famille de personnes que j’ai aimées très fort. Encore une fois, il n’y a pas de hasard. D’entendre cette amie perdue de vue me raconter tout cela, c’était beaucoup d’émotions. Je lui ai demandé qu’elle dise au tonton d’embrasser les enfants pour moi. Je reste pudique, je ne veux pas leur demander moi-même des nouvelles, et je ne veux pas être celle qui a sauvé ces enfants. C’est hors de question, j’étais juste là au moment où il fallait le faire et je savais le faire, rien de plus, rien de moins. Je ne veux pas me mettre en avant, je ne veux aucun honneur. Quant à l’état des enfants, le jour où ils sortiront de l’hôpital, je pourrai pleurer de joie, être heureuse, mais pour l’instant je reste prudente.»

Comment vous sentez-vous aujourd’hui, êtes-vous préparée à un contrecoup ?

«Je m’attends plus ou moins à un contrecoup, car même si l’on fonctionne tous différemment, on est des humains, avec une sensibilité. Ce moment viendra probablement, même si la vie m’a blindée. Merci à elle de m’avoir donné autant de coups, de m’avoir mise autant à terre car j’en ai fait une force et je me suis relevée. Finalement, cela m’a servie et non desservie. Aujourd’hui je suis debout, j’ai deux enfants qui sont ma plus grande fierté et qui sont eux-mêmes fiers de moi. Je vais continuer mon chemin, je suis entourée et je sais qu’en cas de besoin, je serai toujours soutenue. Ce qui me porte et me portera toujours, c’est la bienveillance, l’amour et l’élan de solidarité dont nous sommes capables.»

Entretien réalisé le 12 juin.

Propos recueillis par Claire Castelar

Publicité
Icone

Hebdo des Savoie

www.hebdo-des-savoie.fr

Ajouter à l'accueil